Le 5 février 2025, une motion de censure échoue : le nouveau budget de la France est adopté. Une semaine plus tard, cinquante étudiants bloquent le campus Pont-de-Bois de Villeneuve d’Ascq contre les coupes budgétaires. Le 27 février, deuxième blocus, le 27 mars, deuxième manifestation… seuls des tracts froissés suggèrent leur passage. Le gouvernement adopte ses lois pendant que des jeunes militants crient dans des mouvements anéchoïques.
Voilà. Ces étudiants vont vous jouer Antigone. Dans la mythologie grecque, elle est celle qui se dresse contre l’autorité du roi Créon en refusant de se plier à une loi qu’elle estime injuste. Devenue l’allégorie de la désobéissance civile, elle incarne, grâce au dramaturge Jean Anouilh, le visage des résistants sous l’Occupation, dont l’engagement paraissait, aux yeux de beaucoup, voué à l’échec.
L’Antigone de cet article n’évoque ni nazi, ni tyran, seulement des étudiants politisés, tiraillés entre leur désir de lutter et l’absence de résonance. Ils sont jeunes. Ils auraient aimé changer le monde, eux aussi. Mais il n’y a rien à faire. Ils s’appellent Antigone et ils se demandent : avec quels moyens peuvent-ils se battre ? Entre manifestation et silence du public, entre blocus pensé comme une scène et répression en loge, leur rôle semble déjà écrit, mais les acteurs le jouent quand même.
Acte 1 : La manifestation comme placebo
S’ils réinterprètent aujourd’hui cette figure, ce n’est pas par goût de la tragédie… ils y sont contraints.
La grève reste l’arme des travailleurs. Eux n’ont pas d’usine à arrêter, pas d’économie à bloquer. Alors ils manifestent. Ils scandent des slogans, espérant sans trop y croire, être vus, entendus, peser. Le 27 mars, ils étaient dans toute la France pour lutter contre le budget. À Lille, 400 étudiants sont partis de la faculté de droit, pour aller jusqu’au rectorat. Résultat : un article dans Ici Nord et quelques tracts « continuons la mobilisation ».
Pire encore : El Khomri, loi travail, un million de personnes dans les rues, 49.3. Bornes, retraite, deux millions de personnes dans les rues, 49.3. Les manifestations semblent inutiles, « c’est un automatisme » se défend un syndicaliste*, avant de trouver ses mots… comme pour se justifier : « Certes, les victoires amènent les victoires, et les défaites amènent les défaites. J’ai conscience que l’on n’est pas entendus et que cela peut démotiver. Mais les manifestations permettent de ne pas se sentir seul, d’éviter une sorte de dépression collective individuelle, et de montrer au gouvernement, que même s’ils font passer les lois, ce n’est pas normal, leur démocratie est malade ».
« Leur démocratie est malade. »
Syndicaliste préférant rester anonyme
Inutile mais nécessaire. Pour tenir. Pour ne pas laisser tomber les autres. Ils poussent des cortèges chaque semaine, toujours sous l’aval du préfet. La mobilisation est devenue un réflexe, un geste sans effet. Un placebo.
Acte 2 : Le blocus comme spectacle
Certains militants ont décidé de changer de rôle, troquant leurs vêtements pour de nouveaux costumes : sérums physiologiques, masques chirurgicaux, cagoules noires… Ils se déguisent en Antigone.
En bloquant les universités, ils perturbent, ils font tache, ils font bruit. L’objectif ? rendre visible leur combat et ainsi influencer le débat public, ou du moins essayer « d’amener un rapport de force différent » entre les politiques et les valeurs qu’ils défendent. Médiatiquement, c’est un spectacle. La presse locale multiplie les articles. Socialement, c’est un lieu d’échange. Les militants dialoguent et débattent avec des étudiants insensibles à cette cause.
Malgré cela, ils sont délégitimés et les arguments fusent : « anti-démocratique ! » « une petite minorité d’étudiants paralyse la majorité ! » etc. L’interviewé rétorque : « ce n’est pas le meilleur système, mais nous faisons tout pour le rendre le plus démocratique possible. Quand le président de l’Université de Lille Régis Bordet organise la journée morte (fermeture le 3 décembre 2024), personne ne s’indigne alors qu’il est tout seul, avec son comité. Quand ce sont des étudiants, avec leurs assemblées générales, on réprime. […] Ce n’est pas légal, mais on ne dégrade rien et on range à la fin pour la sécurité et les agents d’entretien… Eux, ils sont de notre côté ».
Les jeunes militants sont également réprimés et les moyens sont nombreux. Le 12 février à Pont-de-Bois, la police était déjà là : ça dynamite, ça disperse, ça ventile. Le 27 février, aucun affrontement, moins de couverture médiatique, les étudiants sont suivis, contrôlés, arrêtés, fichés et menacés d’expulsion via des mails de l’université (Source Fse)… ils dérangent.
Acte 3 : La lacrymogène comme comburant
Ces étudiants se voient comme l’allumette, l’étincelle, le déclencheur. Leur objectif n’est pas d’embraser mais d’entraîner. Ils se sont mobilisés, certains professeurs réticents les ont suivis, et le milieu de la culture s’est laissé entraîner. La lacrymogène n’agit pas, pour eux, comme un extincteur, mais comme le meilleur des comburants.

Quand la manifestation des étudiants rejoint celle des acteurs de la culture. – 03/04/2025 (Lille)
Sans la petite Antigone, c’est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles. Le gouvernement aurait appliqué ses lois. Le peuple se serait indigné. L’État aurait insisté et le peuple se serait vite démobilisé. Mais voilà, même si elle a les yeux irrités, elle manifeste pour se motiver. Elle bloque pour se faire entendre, et elle organise des projections de films, des tournois de sport et des distributions de crêpes pour « se réapproprier son lieu d’étude » et ensuite, par le dialogue, politiser.
Se taire, c’est consentir. Dans une société où les décisions viennent d’en haut, le silence n’est pas neutre. Il devient un feu vert pour continuer. Ne rien dire, c’est laisser croire que tout va bien. C’est laisser l’injustice s’installer, sans opposition, sans obstacle. L’échec d’une mobilisation, lui, dit au moins une chose : quelqu’un s’est levé, a vu, et a dit non. Même brièvement avec les étudiants. Même tragiquement avec Antigone.
Raphaël Tailliez
Avec les photographies de Justine Clastre
*Le syndicaliste cité dans cet article a préféré rester anonyme