De Méchante sorcière de l’Ouest à âme vulnérable en quête d’affirmation identitaire, il n’y a qu’un pas. Avec son second album solo sorti le 06 juin dernier, Cynthia Erivo poursuit l’introspection amorcée il y a cinq ans avec Ch.1 V. 1. Bien plus qu’une simple succession de titres musicaux, I Forgive You propose une plongée intimiste au sein d’une intériorité tourmentée, un voyage entre éveil sentimental, insécurités, regrets et fêlures.
Délaisser les artifices pour se présenter sans filtres. Entre deux périodes de tournage du musical Wicked, celle qui est à un Oscar de l’EGOT – acronyme désignant la prouesse pour un artiste d’obtenir au moins un Emmy, un Grammy, un Oscar et un Tony – fait étape dans son studio pour un nouveau projet musical envoûtant.
Une parenthèse créative qui s’inscrit dans un parcours artistique en pleine ascension. Il faut dire que l’artiste britannique enchaîne les projets et les performances à succès ces dernières années. On peut évidemment citer ses rôles de Harriet Tubman dans Harriet, d’Aretha Franklin dans la série télévisée Genius, ou encore d’Elphaba dans Wicked (oui, encore lui). Plus récemment, elle a livré une performance magistrale de Fly Me to the Moon aux derniers Grammy Awards, qui lui a valu le surnom « d’extraterrestre » donné par Beyoncé, et a présenté la 78e édition des Tony Awards ce dimanche 08 juin.
Dans ce contexte de réussite spectaculaire, I Forgive You opère un tournant. Plus intimiste et doux que les dernières productions pop réalisées pour la bande originale du film Wicked – dont la seconde partie est prévue pour le 19 novembre prochain -, cet album met de côté le spectacle musical pour laisser place au réalisme émotionnel.
« Personne n'est parfait. Il faut s'autoriser à être imparfait. »
« Je peux être folle, je peux être aveugle, je peux être malveillante. » Ces paroles, ouvrant l’album avec l’interlude Why, introduisent d’emblée une mise à nu. L’artiste britannique y dévoile une âme fleur de peau, une déchirure interne représentée métaphoriquement par un constat douloureux, un naufrage qui agit comme une prise de conscience : « Pourquoi ne vois-tu pas que ce bateau est en train de couler ? Ce bateau coule. » Puissant et vibrant par l’utilisation de sa seule voix en superposition comme instrument vocal, Cynthia Erivo lève le masque et entame un long périple introspectif vers le pardon.

Les failles, les fautes et les tourments sont exposés et magnifiés pour transformer les faiblesses en une force. « J’ai dû revenir en arrière et penser “ Peut-être que je n’ai pas si bien géré cela, peut-être que j’ai montré mon pire moi” explique t-elle dans une interview pour Purecharts. Personne n’est parfait. Il faut s’autoriser à être imparfait. » Et c’est cette confession à cœur ouvert qui va faire tout le charme de l’album.
La chanteuse originaire de Stockwell se livre ainsi à un exercice d’auto-analyse personnelle qui prend une dimension collective, les blessures qu’elle décrit faisant écho en chacun d’entre nous. Qui n’a pas vécu un amour douloureux à sens unique, souffrance racontée dans Save Me From You et You First ? Ces réquisitoires élégiaques attaquent violemment l’autre, celui qui a disparu, qui provoque en nous chagrin et souffrance : « Tu m’embrasses, puis tu pars, tu me veux, mais tu n’es jamais là, j’ai versé tout ce que j’avais, tu as tout bu, mais ensuite tu as disparu. »
L’abandon fait également partie de ses blessures, un lourd traumatisme qu’elle révèle dans Replay, premier single dévoilé le 28 février. Les premières paroles du morceau le montrent parfaitement, se remémorant avec douleur le lien conflictuel qu’elle entretient avec son père : « Le traumatisme du père a bousculé tout mon bon sens, je regarde donc à travers la lentille d’un abandon imminent, toutes les voix dans ma tête disent que je ne vaux pas le temps que tu as passé, je cherche donc à m’échapper avant que tu ne remarques ton erreur. » Il faut rappeler que Cynthia Erivo est séparée de son père depuis l’âge de seize ans, lorsqu’il l’a déshéritée et abandonnée à une station de métro, coupant tout contact avec elle.

Un voyage cathartique
Cette authenticité déployée au sein des vingt morceaux de cette œuvre musicale lui permet d’entreprendre un parcours thérapeutique pour renaître. Le second titre de l’album, Best For Me, délicate ballade pop teintée de soul, peint cette thématique du renouveau au travers d’un amour fané, où la rupture est la seule issue possible : « J’ai décidé que j’ai besoin d’un nouveau départ (..) Je ne dis pas que c’est mieux, mais différent est mieux pour moi, c’est pourquoi j’ai dû partir. » Une renaissance qui se poursuit dans Replay, dans lequel le yodel sert de support musical à l’expression de la peur de la solitude et de l’échec : « Je suis en constante évolution et je ne peux pas tenir mes peurs à distance. »
Dans une interview à Purecharts parue ce 09 juin, la chanteuse revient longuement sur son processus créatif et son ambition artistique. Elle y explique notamment la place prépondérante que prend le pardon, véritable fil rouge de l’album : « Cet album parle de s’appuyer sur la douleur que vous avez ressentie, l’amour que vous pouvez trouver, le processus de guérison pour réparer son cœur brisé, et de se débarrasser des erreurs passées pour aller de l’avant. »
L’album se démarque aussi par une originalité artistique dans sa forme. I Forgive You apparaît telle une gigantesque tragédie en quatre actes, ponctuée par trois courts intermèdes servant de moments de répits, sans instruments, avec la seule voix de la chanteuse comme écho dans notre cœur. Mais ce n’est pas tout, puisqu’elle choisit de mélanger de nombreux genres musicaux afin de rendre ce voyage encore plus complet et dépaysant. Une douce ballade peut ainsi être suivie d’un R&B plus dynamique à la More Than Twice, puis d’une musique soul comme Push and Pull, ou encore d’un gospel envoûtant à la Holy Refrain.
L’affirmation d’une femme queer
En 2024, lors du gala du centre LGBT de Los Angeles, la chanteuse délivrait un discours poignant dans lequel elle revendiquait pleinement son identité : « Je me tiens devant vous : noire, chauve, percée et queer, je peux dire que je connais une chose ou deux sur le fait d’être l’autre. » Un an plus tard, ce projet semble être l’incarnation artistique de cette déclaration. Il n’est donc pas anodin de la voir nue de profil sur la cover de l’album, un symbole fort d’acceptation de son corps, et plus largement de ce qu’elle est au plus profond d’elle-même. Elle effectue une véritable catharsis – purification ou conversion de ses passions selon la définition antique d’Aristote – qui lui permet de s’émanciper, de s’affirmer pleinement et puissamment.

Tel un puits de lumière dans les ténèbres, I Forgive You braque ses projecteurs pour explorer la sensualité et la sexualité des femmes noires queer, parole rarement entendue dans une pop mainstream dominée par les femmes blanches hétérosexuelles. Bien plus qu’une voix, les chansons de Cynthia Erivo deviennent un espace de représentation pour une minorité invisibilisée voire rejetée, ce qu’elle explique dans une interview accordée à The Line of Best Fit : « J’espère que ma musique est un endroit où les gens peuvent venir pour se sentir vus, pour savoir que leur existence est désirée et spéciale, et qu’ils ne sont pas anormaux. Qu’ils sont autorisés à aimer comme ils aiment. Qu’ils sont autorisés à être comme ils sont. J’espère que ma voix est une voix parmi tant d’autres, dans une pièce remplie de nombreuses personnes qui encouragent les gens à être simplement eux-mêmes. »
Timoté Rivet
Crédit images : Instagram cynthiaerivo et thelineofbestfit