Le duel entre Emilia Pérez et The Brutalist n’aura finalement pas eu lieu. Embourbés dans un brasier de polémiques depuis des semaines, les deux films se sont auto-sabotés et écrasés, ne repartant qu’avec de faibles lots de consolation. Des crashs qui ont permis le triomphe de la Palme d’or 2024 Anora repartant avec cinq statuettes, ultime symbole d’une volonté de dépolitisation d’une cérémonie 2025 sobre et sans grande surprise.
04h45 heure française, ce lundi 03 mars 2025. Dans le Dolby Theatre de Los Angeles, l’assemblée retient son souffle. Après près de quatre heures d’une cérémonie ponctuée par d’interminables coupures publicitaires, Billy Crystal et Meg Ryan s’avancent sur scène pour annoncer le prix le plus prestigieux du septième art. Mais le suspens s’est envolé il y a déjà un bon quart d’heure, quand la tornade Anora a commencé à tout rafler sur son passage.
Anora et Sean Baker entrent dans l’histoire
Grand outsider de cette sélection avec ses six nominations, Anora a vécu une fin de soirée d’anthologie. En ballotage pour la récompense ultime tout au long de la cérémonie, le huitième film de Sean Baker se voit d’abord être auréolé du meilleur scénario original et du meilleur montage, réussissant à caracoler en tête avec les autres favoris. Mais tout s’accélère dans les dernières minutes quand il remporte successivement meilleur réalisateur, meilleure actrice et meilleur film.
Anora réalise ainsi l’exploit de gagner à la fois la Palme d’or et l’Oscar du meilleur film. Une prouesse que seuls trois autres films ont réussi à faire avant lui : Le Poison en 1946, Marty en 1956 et Parasite en 2020. Son réalisateur, Sean Baker, devient quant à lui la première personne à gagner 4 Oscars la même nuit pour le même film, ayant lui-même participé à l’écriture et au montage de son long-métrage.

Les astres se sont également alignés pour Mickey Madison, s’imposant comme meilleure actrice. Elle a pu profiter du retrait à la course au trophée de Karla Sofía Gascón suite à la découverte de ses tweets racistes et xénophobes, et du traditionnel snobisme hollywoodien des grands noms du cinéma concernant Demi Moore – il faut rappeler par exemple que Leonardo DiCaprio a dû attendre 2015 pour avoir son premier Oscar, Michelle Yeoh 2023 – pour gagner cette récompense tant convoitée. Elle devient la seconde récipiendaire de l’Oscar de la meilleure actrice née dans les années 1990, après Jennifer Lawrence en 2013 pour son rôle dans Happiness Therapy.
The Brutalist et Emilia Pérez largement boycottés
Mais la nuit de noces n’a pas été la même pour tous les prétendants. Le tandem de favoris Emilia Pérez et The Brutalist a payé le prix des polémiques les entourant depuis des semaines. Pour rappel, les deux films sont critiqués pour avoir utilisé de l’intelligence artificielle modifiant la voix de leurs personnages, mais aussi concernant The Brutalist, d’être suspecté d’avoir généré des décors grâce à l’IA dans la dernière scène du film. Une controverse virulente dont a pris part le présentateur de la cérémonie Conan O’Brien dans son monologue d’introduction, se moquant de la situation avec humour et cynisme : « Aucune intelligence artificielle n’a été utilisée pour faire cette cérémonie. On ne ferait jamais ça. On utilise des enfants à la place. »
Autre grand perdant de la soirée, Emilia Pérez n’a pas su étouffer les polémiques autour de son actrice principale et a été largement boudé outre-Atlantique. Même Zoé Saldaña, second rôle de la distribution, s’est désolidarisée du travail de Jacques Audiard. Cette dernière s’est en effet excusée de la représentation faite du Mexique dans le film après avoir reçu son Oscar : « Je suis vraiment désolée que tant de Mexicains se soient sentis offensés. (…) Je suis toujours ouverte à m’asseoir pour avoir une grande conversation sur la façon dont Emilia Perez aurait pu être mieux réalisé. »

Le film, porté donc par une Karla Sofía Gascón que l’on fuit comme la peste et par une Zoé Saldaña se retournant contre celui qui l’a porté à la consécration, a perdu toute chance de victoire quand il a échoué – à la surprise générale – à gagner le trophée du meilleur film étranger. Et c’est Je suis toujours là qui a profité de cette situation pour décrocher le premier Oscar de l’histoire pour le Brésil.
Une vague d’hommages mais aucune performance des nominés
01h00 heure française, la cérémonie débute par un émouvant hommage au Magicien d’Oz, avec l’apparition du plan de Dorothy frappant les talons de ses souliers rouge rubis, suivi de la réplique culte du film de 1939 « There’s no place like home ». Puis, dans une somptueuse robe rouge Schiaparelli, Ariana Grande ouvre le show illuminé par une lumière multicolore et reprenant « Someone over the rainbow » ; avant qu’elle ne soit rejointe par Cynthia Erivo pour envoûter la salle avec l’impressionnante reprise symphonique de « Defying gravity ».

Des hommages qui se sont accumulés durant toute la soirée. En plus du traditionnel In Memoriam rappelant que Maggie Smith, David Lynch ou encore Anouk Aimée nous ont quittés en 2024, certains artistes ont honoré les plus grands disparus de cette année. Morgan Freeman a ainsi commémoré la mémoire de l’acteur Gene Hackman, tandis que Queen Latifah a rendu hommage au compositeur et réalisateur Quincy Jones décédé le 3 novembre dernier, interprétant le morceau tiré de la comédie musicale The Wiz « Ease on Down the Road », dont il était le superviseur musical et producteur de musique.
Cependant, aucune chanson en lice pour l’Oscar de la meilleure chanson originale n’a été performée sur scène, une première depuis 2010. Cette année-là, l’Académie avait supprimé les performances musicales, déchaînant un flot de critiques qui avait entraîné son rétablissement lors de l’édition suivante. Quinze ans plus tard, elle a une nouvelle fois décidé d’annuler ces moments emblématiques des Oscars, officiellement pour se « concentrer sur les paroliers ». Mais plusieurs rumeurs circulent, mettant eux en lumière la volonté de ne pas créer de polémiques supplémentaires avec les musiques controversées d’Emilia Pérez, qui auraient sûrement ajouté de l’huile sur le feu si elles avaient été chantées sur scène.
Une décision regrettable, empêchant la cérémonie d’avoir de réels moments marquants restant gravés dans la culture populaire – on se rappellera pour toujours de la performance iconique de Ryan Gosling sur « I’m just Ken » l’année dernière -, et d’interludes plaisants (contrairement aux coupures pubs toutes les cinq minutes).
Une cérémonie (presque) apolitique
Dans un contexte politico-social inquiétant pour les USA, les regards étaient braqués vers Hollywood pour savoir la manière dont ils allaient prendre part aux diverses contestations actuelles. Mais ces derniers étaient semble-t-il davantage orientés sur le divertissement et la dépolitisation, tant dans le palmarès que dans les discours qui se sont succédé.
Le triomphe d’Anora illustre parfaitement ce phénomène. L’académie a choisi de célébrer un film qui ne créera pas de troubles ou de polémiques politiques en gagnant les récompenses les plus prestigieuses, tout en étant assez élitiste et proche du film d’auteur pour ne pas crier au scandale. Une cérémonie qui aurait récompensé Emilia Pérez, The Brutalist ou encore Conclave – qui contient une fin subversive ayant choqué les pratiquants conservateurs – aurait entraîné à minima de nombreuses critiques dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Et cette volonté de ne pas « faire de vagues » se ressent d’autant plus dans les discours des lauréats qui ont écarté toute revendication sociétale pour la grande majorité. Pourtant vainqueur de la meilleure musique originale avec “El Mal”, aucun membre de l’équipe d’Emilia Pérez n’aura dit un seul mot pour mettre en avant ou porter un message profond sur la situation des personnes transgenres, pivot même du film.
Un entre-soi hollywoodien rayonnant de bonheur, qui s’est cependant brisé à deux reprises durant la soirée. Arrivée sur scène pour récupérer son Oscar pour la meilleure actrice dans un second rôle pour Emilia Pérez, Zoé Saldaña a évoqué sa situation d’immigrée dominicaine dans un discours d’espoir et d’ardeur : « Je suis fière d’être une enfant d’immigrés avec des rêves et de la dignité (…) Je suis la première Américaine d’origine dominicaine à recevoir un Oscar et je sais que je ne serai pas la dernière. »
Mais le plus violent – et finalement seul – réquisitoire de la cérémonie, on le doit à Basel Abra, un des trois réalisateurs de No Other Land, sacré meilleur documentaire. Le journaliste palestinien, s’autoqualifiant comme « activiste se battant pour sauver sa communauté » sur sa page Instagram, a exprimé sa peur vis-à-vis de la souffrance du peuple palestinien : « Il y a deux mois, je suis devenu papa, et j’espère que ma fille n’aura pas à vivre la même vie que moi, dans la peur constante de la violence, de la destruction de nos maisons, et des déplacements que ma communauté subit tous les jours. » Il a également livré une diatribe contre les politiques états-uniennes et israéliennes concernant le génocide commis en Palestine, se soldant par un triomphe – assez inattendu – d’applaudissements.

Timoté Rivet
Crédit image : Instagram theacademy, letterboxd, nootherland.film et anorafilm